Blanche Selva, pédagogie musicale vivante (28/11/2005)

Une note parue dans le bulletin de musicologie n°91 publié par www.musicologie.org

Mlle Blanche Selva occupe dans le monde musical ... une place
d'élection. ... La Revue musicale a pensé faire réellement oeuvre d'actualité en demandant à cette remarquable artiste de nous exposer les idées directrices de son enseignement.


Bulletin musicologie.org n° 91

http://www.musicologie.org

«Notes sur les études de piano» par
Blanche Selva
La Revue Musicale, 1906, p. 319-321


Les principes d'enseignement de Blanche SELVA, exposés par elle-même en 1906 : quelle leçon dont beaucoup de professeurs de piano devraient s'inspirer !

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Puisque vous désirez connaître mes idées sur la pédagogie musicale, je vous dirai simplement les principes que je m'efforce de mettre en pratique dans mon enseignement.

Un pianiste doit être un artiste qui se sert du piano pour exprimer les idées, les sentiments et les impressions contenus dans la musique. En dehors de cela, il est un être inutile, nuisible par conséquent.

La tâche du professeur sera de faire comprendre à l'élève qu'il devra servir la musique et non se servir d'elle.

Il devra s'attacher avant tout à développer l'amour de la musique, à faire connaître les formes musicales, les écoles et les styles. Quant au mécanisme, il sera représenté à l'élève comme un moyen, jamais un but.

Au point de vue pratique, le professeur fera travailler, dès le début des études, des oeuvres de toutes les époques et de tous les auteurs, en apprenant aux élèves à les différencier.

En livrant une oeuvre à l'étude, le professeur l'expliquera, en indiquera la forme, le plan et le développement.

Quand une forme musicale aura été suffisamment étudiée, il fera analyser par l'élève une oeuvre similaire, pour s'assurer que ses explications précédentes ont été assimilées et comprises.

Il sera excellent que le professeur exécute lui-même la pièce à l'élève, pour qu'il puisse en dégager une impression générale.

Mon avis est qu'il ne faut demander le perfectionnement des oeuvres ni au débutant, ni à l'élève de moyenne force. L'obliger à rester longtemps sur une même oeuvre lui fait perdre un temps précieux, l'ennuie et laisse son esprit inactif.

Faire connaître le plus de musique possible, voilà le vrai moyen d'élargir la compréhension de l'élève. Le mécanisme gagnera au changement continuel de travail et y acquerra une sûreté, une solidité absolues. Tant au point de vue de l'intelligence de l'oeuvre que dans l'intérêt de la technique, je juge nécessaire que l'élève se trouve constamment aux prises avec de nouvelles difficultés.

J'estime que cette méthode nous débarrassera d'une école de virtuoses préoccupés de leurs seuls effets, dans un répertoire fastidieux aussi restreint que la carrière de ces virtuoses est longue. Les pianistes formés par cette école resteront toujours les ennemis jurés de toute
oeuvre nouvelle nécessitant un effort de compréhension auquel leur esprit alourdi se refuse.

Pour le doigté, j'ai aussi des idées personnelles que je vous soumets.

Le doigté ne doit, en aucun cas, être chose immuable ; il doit se baser uniquement sur la conformation de la main. Autant d'élèves, autant de doigtés.

Sauf pour les commençants (afin de leur apprendre les tonalités), on supprimera radicalement les gammes, les funestes gammes, dont le travail est d'une entière inutilité.

Que de temps perdu à ce stérile labeur maintenu par une aveugle routine ! Les gammes peuvent servir à se rendre compte du degré d'agilité et d'égalité des doigts, elles seront toujours impuissantes à corriger un seul défaut.

Parmi les innombrables recueils d'exercices, deux me paraissent répondre aux besoins de la technique moderne du piano : les exercices journaliers de Ch. Tausiz et la méthode du jeu d'octaves de Kullak. Le travail en sera efficace, mais le professeur devra surtout discerner
les points faibles de l'élève et créer pour lui des exercices individuels.

Le meilleur travail technique sera encore celui qu'on fait sur les ½uvres à l'étude, chaque détail d'une oeuvre fournissant ample matière à l'assouplissement de la main.

La sonorité et la pédale doivent être l'objet d'un soin tout particulier, et cela, dès le début des études. Pour cette recherche, les oeuvres modernes seront particulièrement indiquées.

Je n'exige pas des élèves qu'ils apprennent les morceaux par coeur. Pourquoi leur encombrer l'esprit et ralentir leur travail au profit d'une stérile préoccupation de virtuose ?

Réservons ce temps précieux à la lecture musicale. On ne saurait trop insister sur cette partie de l'enseignement, et j'y attache, pour ma part, une importance capitale. Un bon lecteur, toujours, est un bon musicien. Il faut habituer l'élève à lire rapidement, sans s'arrêter aux détails, et à donner, dès cette lecture à première vue, une idée générale de l'oeuvre.

Les élèves travailleront conjointement des oeuvres très au-dessus de leurs forces, nécessitant de leur part un effort considérable, et des oeuvres presque en dessous de leur acquit, pour s'y trouver à l'aise dans la seule recherche de la sonorité, des nuances et de l'expression générale.

L'éducation d'un musicien doit se baser sur Bach. Son œuvre colossale, trop partiellement connue, doit être pour tous, petits et grands; le véritable pain quotidien.

Aux enfants les pièces faciles dédiées à -Magdalena Bach, puis progressivement les Inventions, les Suites, le Clavecin bien tempéré, l'Art de la Fugue, les Toccatas et Fantaisies, merveilleuse étude pour les vrais artistes, qui donneront toujours à ces oeuvres, dans leur
répertoire, la place d'honneur.

L'éducation musicale de l'élève doit embrasser toute l'évolution de l'art en une étude attentive des maîtres, tels que Bach, Rameau, Scarlatti, Couperin, Ph.–E. Bach, Rust, Beethoven, Mozart, Haydn, Weber, Schubert, Schumann, pour arriver aux modernes avec Franck, d'Indu, Chabrier, Chausson, Dukas, Fauré, Séverac, Albeniz, Debussy et tant d'autres.

On ne saurait trop conseiller à l'élève d'écouter souvent, avec soin, l'orchestre, s'efforçant d'en distinguer les timbres pour s'en approprier la sonorité.

Il faut que l'éducation du pianiste, souvent trop spéciale, gagne en connaissances générales. Il faut que sa conception de l'Art soit très élevée, s'intéressant à toutes les manifestations dignes d'émouvoir qu'il s'approche de la nature, s'en pénètre et médite longuement ses éternelles leçons.

Ainsi il deviendra un vrai artiste, il jouera du piano pour interpréter de nobles pensées, pour traduire les impressions reçues devant cette nature qu'il aime et fera comprendre aux autres.

Avec l'espoir que ces quelques lignes pourront vous intéresser, je vous prie de croire, Monsieur, à ma considération la plus distinguée.

BLANCHE SELVA.
Juin 1906.

11:55 Écrit par . | Lien permanent | Tags : choeurs en écho | Commentaires (1) |  Facebook | |  Imprimer